Svetlana Alexievitch, Prix Nobel belarusse entre utopie et Pitchi-Poï [TOI FR]

Svetlana Alexievitch, Prix Nobel belarusse entre utopie et Pitchi-Poï

Publié dans le Times of Israel Français  le 14 octobre 2015
http://frblogs.timesofisrael.com/svetlana-alexievitch-prix-nobel-belarusse-entre-utopie-et-pitchi-poi/”

Nous sommes toujours au coeur-même de l’actualité… Même quand ce n’est pas « à la « maison » (en Israël), nous sommes toujours babeyt/בבית.

C’est jours-ci, la République de Belarus interpelle le monde pour diverses raisons… Israël attendait pour voir comment appréhender la complexité provinciale de la Biélorussie.

Réuni à Stockholm, le Comité Nobel annonçait, le 8 octobre 2015, que la lauréate du Prix Nobel 2015 de Littérature était l’écrivaine et journaliste bélarusse Svetlana Alexievitch (russe : Светлана Алексегвич, biélorusse: a) cyrillique : Святлана Аляксандраўна Алексіевіч, b) latin : Sviatłana Alaksandraŭna Aleksijevič).

Inattendu ? Pas vraiment, elle aurait pu recevoir le prix l’an dernier mais il a été décerné à Patrick Modiano. Le Paris littéraire avait attribué le Prix Médicis – Essai 2013 à cette femme dont la destinée semble presque « ordinaire » dans une famille « anonyme » de la tradition ukrainienne, biélorusse, soviétique de langue russe. Et pourtant !

Svetlana Alexievitch est née le 31 mai 1948 à Stanislaviv, en Ukraine occidentale, d’un père biélorusse et d’une mère ukrainienne. Une ville ukrainienne qui, devînt Ivano-Frankivsk en 1962.

Cette ville a été le premier siège épiscopal du Métropolite André Sheptytsky, hiérarque hors normes de l’Eglise grecque catholique ukrainienne qui mourut le 1er novembre 1944 à L’viv-L’vov-Lwów-Lemberg/לענבערג-Léopol, récemment béatifié par l’Eglise romaine (c’est le 150e anniversaire de sa naissance), encore non reconnu comme Juste de Nations par Yad-VaShem, le Mémorial de la Déportation et de la Shoah à Jérusalem. Un homme de la foi catholique dans un paysage culturel où les frontières ressemblent plus à des barbelés, des âmes tracées comme des « cordons, kordon/кордоны-карданы » qui ont uni ou séparé la Grande Lituanie ou la Pologne, l’Empire austro-hongrois ou l’Empire tsariste russe au long des siècles. Un espace géographique sinueux peuplés de Slaves (Russyns, Ruthènes, Polonais, Magyars, Slovaques et Biélorusses-Ukrainiens, Russes).

Les Juifs ashkénazes ont parlé là-bas un yiddish oriental et se sont évaporés. Les Roumains, les Magyars, les Tatars « Lipka » ont, un temps, croisé le chemin des Allemands et des Français appelés en Ukraine pour construire ces régions pilotes, après 1789.

La jeune Svetlana Alexievitch a grandi en Biélorussie soviétique, après la démobilisation de son père qui avait combattu les Ukrainiens. De retour en Biélorussie, il devient enseignant à Narovl, dans le district de Homyel-Gomel; sa mère sera institutrice et bibliothécaire.

L’illettrisme est pratiquement inconnu en Biélorussie, du moins au temps de l’ère soviétique, communiste, dans des paysages marqués par l’altérité polyglotte et multiculturelle. La langue biélorusse est slave, « russe blanche » comme on le dit encore en allemand et en yiddish (weissrussisch/vaysrussish-ווייסרוסיש), faite de diphtongues chantantes, une sorte d’ukrainien qui neutraliserait les voyelles et chuinterait à la polonaise. L’écriture yiddish a adopté le /a/ fondamental, supprimant la différence entre le/a/ et le /o/… cela s’appelle « akanne/аканне » en biélorusse.

Une langue longtemps interdite, parfois orthodoxe, également influencée par la Réforme luthérienne et la Contre-Réforme catholique. Un dialecte prolétaire et universaliste, écrit tantôt en caractère cyrilliques, tantôt en lettres latines (Lacinka). Voici dix-huit ans, l’écrivaine a choisi d’écrire  ses récits en russe. Le choix d’une langue de l’extérieur, langue de la culture, de l’âme russe, sans doute colonisatrice et pan-slave, sûrement communiste… une évidence pour la jeune femme. Elle fut membre du Parti et des Jeunesses Komsomol – c’était la moindre des choses même si, à l’école, elle posa des questions qui dérangeaient.

La Biélorussie ? Le pays a voté en faveur du partage de la Palestine en 1947, comme ses soeurs russe et ukrainienne au nom d’une Union Soviétique alors pérenne et héroïque : l’immense Etat communiste avait sauvé le monde au prix de vingt millions de camarades citoyens sacrifiés au nom de l’internationale soviétique.

En 1918, la Biélorussie regorgeait d’implantations collectivistes en construction que la Révolution n’accepta pas au fil du temps et exila vers les autres Républiques ou encore le Birobidjan sibérien. Au Kibboutz des Résistants des Ghettos (Lohamei Hagetaot/לוחמי הגטאות), le visiteur découvre combien les kibboutzim sont nés dans ces régions aux frontières changeantes. Les collectivités juives et yiddishisantes couvraient le territoire lançant ainsi le projet communautaire des kolkhozes et svokhozes de l’ère soviétique et des kibboutzim à la base de la réalité israélienne.

La République Socialiste Soviétique de Biélorussie est devenue Belarus en 1990, puis indépendante le 25 août 1991 sans renier l’idéologie communiste, socialiste, partisane, libre et figée. Elle exporta alors ses Juifs et ses femmes aux jambes effilées. Une libre république autoritaire, collectiviste : on la dit dictatoriale.

La presse israélienne réfléchit ces jours-ci sur les liens qui unissent l’Etat des Juifs à la Belarus au carrefour de toutes les slavités. Marc Chagall est omniprésent dans la nostalgie occidentale avec une exposition à Paris après Bruxelles. Il était né à Liozna/Льëзна (Vitebsk-Витебск/Vitsebsk-Віцебск) et fit voler, en exil, les chevaux, les animaux et les êtres au-dessus d’un pays aux âmes multiples et aux destins utopiques.

Svetlana Alexievitch n’a pas eu le temps de rêver, encore que… « La Biélorussie est un pays de marais. Il y fait gris. L’atmosphère y est plutôt maussade », confiait-elle, en 2014, au philosophe français d’origine russe Alexandre Eltchaninoff, qui l’interviewait pour Philosophie Magazine [1].

La jeune Svetlana découvrit son monde par les récits vifs et colorés de sa grand-mère ukrainienne. « En Ukraine, il y a des fleurs partout. La pauvreté règne, mais les maisons sont si belles et la nature embaume. Les poêles sont chauffés à la paille et dégagent un parfum extraordinaire. » (ibid.). Autour du poêle, dans des villages qui semblent issus d’un temps hors temps, les oies cacardent, les poules caquettent tandis que les porcs ont à peine le temps de grogner tant on les apprécie comme dans toute l’Europe avec ce salo/сало trop gras pour des « mangeurs de lard » comme on désigne les Ukrainiens, rescapés des pires tragédies du 20e siècle.

A écouter sa grand-mère Svetlana Alexievitch a senti la puissance du verbe slave, de la parole paysanne, du bavardage de femmes ukrainiennes dont la langue piquante sent la fraîcheur du terroir. Le biélorusse, lui, rappelle curieusement le joual ou français du Québec et dzodzotte à volonté : l’ukrainien parle des enfants ou dytyna/дитина tandis que les Blanc-Russiens disent « dzitsya/дзіця » en roucoulant de la glotte. De part et d’autre, on chante car l’âme slave doit s’exprimer par des mélodies populaires, par la poésie de mots locaux parsemés de français aristocratique suggérés par les catholiques latins. Le biélorusse comme l’ukrainien sont épicés d’allemand quotidien imposé par Hindenburg en 1915 puis par les nazis, le temps d’une autre barbarie.

« Ma grand-mère me peignait aussi le Holodomor, cette famine ordonnée par Staline en 1933 qui a décimé des millions de personnes. Elle l’avait vécu et me racontait des choses atroces… passant devant une maison du voisinage, elle se mettait instinctivement à chuchoter. Nous lui demandions pourquoi : parce qu’elle avait mangé ses enfants durant la famine, finissait-elle par avouer. » [PM]

Là aussi, les destinées se croisent dans ce meurtre « politiquement correct, démocratique et camaradesque », qui donna au juriste juif polonais Raphaël Lemkin l’idée à nommer l’impensable, cet assassinat des masses populaires et asservies par la famine. Le Holodomor ou meurtre par la famine n’attaquait pas seulement la nation ukrainienne. Il frappa aussi de nombreux Tchèques, Polonais, Tartares, Tsiganes et Juifs sous la forme d’un projet qu’il définira plus tard comme génocidaire [2]. L’Ukraine porte cette blessure profonde comme si le monde s’évertuait à dénier à cette nation, longtemps considérée comme le grenier à blé de l’Europe, la reconnaissance d’un meurtre perpétré par un pouvoir totalitaire.

Svetlana Alexievitch a fait ses études en Biélorussie, un pays de nulle part ou bien si connectif qu’il y a souvent laissé son âme. Entre la Principauté de Polotsk, les conquêtes austro-hongroises, la domination polono-lituanienne, il est curieux que la population ait gardé une hégémonie nationale avant de s’imprégner du rêve international devenu national entre Minsk, Gomel, Vitebsk et Mohilev. Elle s’est accrochée à l’URSS en qualité de république, devenue un Etat bélarusse à la manière du « Meilleur des mondes » d’Aldous Huxley avec un zeste de Staline sur le retour et une fidélité en arrêt sur les valeurs soviétiques.

Comme en Israël, quand les hommes sont au front, les femmes parlent et montrent une mesure vraie d’humanité. Les forêts et les marais biélorusses sont marquées au fer rouge de la confusion haineuse entre les peuples et les idéologies dans un silence qui se risque à l’oubli.

L’écrivaine trouve sa vocation dans les récits de ces femmes simples de la campagne meurtrie. Elle veut transmettre la vie de l’âme en dégageant les points forts d’une humanité trop souvent masquée. L’homme soviétique frime, la femme agit, conquiert sa place dans la société. La femme sait ré-insuffler des énergies positives à la conscience collective.

Alexievitch s’est donc appliquée à décrire le réel, la vie telle qu’elle fut et telle qu’elle reste même quand l’homme rouge, le soviétique, s’évanouit dans le désarroi. Tel est l’appel particulier de certains écrivains issus de la culture soviétique : décrire un réel qui devient nostalgique alors qu’il est porteur de mort tout en conservant, paradoxalement, la culture pour tous et certaines valeurs morales.

« La guerre, dans la littérature, était très jolie », continue Svetlana Alexievitch, « tout y avait un sens : il faut repousser l’ennemi » [PM]. La nouvelle lauréate du Prix Nobel de Littérature 2015 a mené une vie provinciale. Elle vivait en dehors des références de la modernité occidentale, découvrant tardivement Freud et Nietzsche. Elle avait choisi d’être journaliste dans un journal rural avant de participer à une revue biélorusse culturelle « Neman » qui porte le nom du fleuve que les français connaissent comme le Niémen à cause de Napoléon et des héros des escadrilles de la Deuxième guerre mondiale.

Svetlana Alexievitch, c’est d’abord une femme, la première écrivaine de langue russe à recevoir le Prix Nobel de Littérature. Gardons le mot au féminin puisqu’il existe ainsi en russe et en biélorusse. Il affirme aussi une réalité sensible du monde soviétique où la femme a pris de l’assurance, constituant un matriarcat à la conquête de toutes les professions.

Journaliste ou femme de lettres ? La question, formulée en forme de critique ou de doute dédaigneux, reflète les réactions dubitatives d’une certaine intelligentsia post-soviétique autant que le refus tenace de montrer de la gratitude envers une enfant de la réalité populaire bélarusse.

Svyatlana, quant à elle, transcrit le langage parlé de femmes responsables et humaines; c’est inédit, novateur et, féministe, elle décrit ce qui est le monde réel. Cela peut sembler vulgaire à certains. Pourtant tel est sans doute le rôle informatif et littéraire des écrivains officiels soviétiques, fussent-ils d’Etat. L’esprit des vrais littéraires est venu par la base, des prolétaires attentifs à peindre une réalité slave sans fard. « J’ai choisi le thème des récits féminins de la guerre, car c’était les voix des femmes, comme celle de ma grand-mère, qui me restaient en mémoire. » [PM]. On peut disserter à loisir, après trente ans d’études sur le « genre » en Occident : rien ne vaut les descriptions subtiles et simples que l’auteur a transmis des dialogues entre des femmes paysannes et soldates.

Voici un autre point commun avec la société israélienne : le monde des femmes est plus significatif que les représentations masculines et viriles que nous nous faisons des guerres. La femme israélienne joue un rôle pacificateur et pragmatique, accentué par la venue des immigrants de l’ex-URSS où les épouses, les filles et les amies sont volontiers décisionnelles et directives. Svetlana Alexievitch a écouté des femmes simples qui ont su rester calmes et sages quand les hommes, savants intellectuels ou fonctionnaires sortirent hagards de la catastrophe de Tchernobyl.

« Comprendre la vie humaine », un projet mûrement mis en page par la lauréate à la recherche d’une mémoire nostalgique et cruelle. Le paradoxe d’un pays qui, au 20e siècle, a connu deux invasions allemandes… Les femmes racontaient la cruauté humaine à l’état brut, la sauvagerie des partisans soviétiques devenus plus tard les héros socialistes de la fraternité populaire.

Ces paysannes s’étaient montrées humaines et compatissantes envers les Allemands, comme si elles échappaient aux normes établies par des hommes fiers de leur virilité combattante et sans succomber à la collaboration. Comment maintenir un semblant de cohérence quand tout est dénué de sens dans une nation martyrisée et silencieuse. « Tout un pan de la culture juive biélorusse, la culture juive, a été effacée pendant la guerre, et c’est une grande perte. » [PM].

Comment décrire aujourd’hui un paysage qui a balbutié entre l’utopie et le Pitchi-Poï ou territoire plutôt auschwitzien d’un univers d’extermination où la haine a prévalu sur l’amour. En 1924, le yiddish était l’une des langues officielles de la République socialiste biélorusse, et on compta jusqu’à 24 Soviets juifs et dix localités où la langue était utilisée dans les tribunaux civils.

Outre les fermes collectives, les écoles de langue yiddish étaient nombreuses ainsi que le théâtre d’Etat de Minsk et les quotidiens Oktyaber et Shtern« Dans les villages, il pouvait y avoir deux tailleurs, un cordonnier, des artisans et des marchands juifs de toutes sortes. En une nuit, ils étaient tous emmenés et on ne les revoyait plus. Il y avait des récits terrifiants sur eux » [PM].

Svetlana Alexievitch correspond à cette forme particulière de la « littérature du réel », ou « literatura faktu-la littérature des faits » comme on la désigne en polonais. Il faut apprendre à défier la vérité souvent mensongère des mots publiés, imprimés par un régime utopiste dont on finit par craindre la disparition. La morbidité semble dominer sur des vies rompues à l’indicible férocité de pouvoirs interchangeables.

Le destin ? L’âme slave ne peut échapper à cette « sud’ba/судьба » ou destinée russe qui est le « l’ios/лëс » biélorusse, le destin arbitraire ou juste devant le Tribunal divin, de générations superstitieuses et terriennes. Les Biélorusses restent des « mangeurs de pommes de terre/ bulbashy/бульбашы », histoire d’apprendre le belarusse sans peine. Qu’y aurait-il à conquérir? Il y a eu ces empires successifs et sectorisés, puis ce monde de l’Union soviétique depuis la frontière imprécise de la Biélorussie occidentale jusqu’à Vladivostok et l’univers chinois.

La jeune journaliste a eu le cran de vivre la guerre effroyable, insensée des soldats soviétiques se brisant la nuque dans les montagnes impénétrables de l’Afghanistan. Seuls les Anglais avaient compris qu’on ne s’aventure pas dans la région. La stratégie russe y a précipité la chute des républiques socialistes. « Les cercueils de zinc » traduisent pudiquement le titre original « Цинковые Мальчики – les garçons de zinc = ces gamins qui reviennent du front dans des cercueils de zinc », publié après 1989. Il reste un ouvrage remarquablement documenté sur une période passée sous silence de la chute de l’Armée Rouge en Afghanistan.

Peut-être une défaite qui accéléra le démembrement de l’Empire soviétique. On a senti alors poindre un sentiment intuitif de nostalgie pour la cohérence soviétique et, une nouvelle fois, les jeunes vétérans sont passés de la gloire militaire à l’anéantissement physique, citoyen, sans horizon.

Il y a surtout la catastrophe de Tchernobyl. Nous sommes aussi les survivants de cette explosion non-dite, non-décrite, qui s’est lézardée en mensonges d’Etat dans les trois nations-soeurs d’Ukraine, de Biélorussie et de Russie avant d’étendre ses ondes sur l’Europe.

Passant du rouge au jaune, au vert, j’ai moi-même vu cela de mes yeux dans des forêts qui, plus tard, sont devenues des troncs blanchis, l’effroyable transformation des sols, des cultures, des poissons, des vaches et l’altération hideuse des êtres humaines rongés dans leur gènes, cancéreux. Et cela, nous le partageons tous les jours dans les hôpitaux d’Israël, en particulier à Hadassah, Ichilov ou Tel HaShomer. L’écrivaine et journaliste a alors écrit « La Supplication, Tchernobyl, Chroniques du Monde Après – Чернобыльская Молитва-Хроника Будущего » (1997).

Alexievitch décrit : « (Avec Tchernobyl), il s’agit d’une guerre d’un nouveau type, dans laquelle l’homme ne se combat pas lui-même, mais le vivant en général… On ne savait pas de quoi avoir peur. Et la mort était différée, silencieuse » [PM].

Le titre original russe évoque Tchernobyl, la chronique sur le futur, un temps à venir. La traduction française exprime un autre aspect de la réalité : « le Monde d’Après », quand une ère, une époque est révolue et fait place à des lendemains imprévisibles.

Il en est de même pour le monde et la société soviétiques. Comment arrêter cette éradication de la réalité soviétique, de l’homme rouge et consentir à un siècle communiste qui a vécu de la boue des injustices tout en apportant la culture et l’éducation. Des êtres prêts au sacrifice et qui, dans leur âmes livrées à l’offrande, sont insensiblement passés d’un athéisme altruiste à une foi chrétienne également marquée par le partage et le don de soi.

Vladimir Poutine et Alexandre Lukashenko – comme tant d’autres – sont le produit de ce siècle prolétaire qui a scruté les plus hautes valeurs humaines. Voici quelques années, je faisais visiter le Saint Sépulcre au « nouveau » président biélorusse (réélu pour la cinquième fois le 11 octobre 2015). Alexandre Lukashenko était jovial. Il connaissait parfaitement les lieux et l’histoire du christianisme et, me montrant son « équipage » qui se signait tous les trois mètres, il me dit « Je suis communiste et je le reste. Voyez mon entourage ! Ils ont tous été des communistes sincères et convaincus et quand tout le monde est allé se faire baptiser, ils ont suivi le mouvement avec la même conviction qu’ils avaient servi le socialisme ».

La chute du communisme a profondément meurtri et blessé des citoyens qui perdaient leurs repères tandis que l’Occident criait à la victoire morale et historique. Il est temps de nuancer. La Biélorussie ne s’attendait pas à la mutation d’une telle ampleur, incohérente par nature. L’écrivaine bélarusse a raison : « Parmi les jeunes d’aujourd’hui, il y a beaucoup de communistes. Je ne crois pas que l’on puisse se libérer si facilement du communisme ». Elle écrit donc, à contre-courant, sur le « revival » du soviétisme.

Les récentes élections l’ont montré, ces jours-ci, en Belarus : que veut le peuple sinon avoir du pain et des pommes de terre, de l’argent, bénéficier de la libre circulation vers l’Europe et vivre paisiblement, sous un régime de tyrannie silencieuse comme le nuage de Tchernobyl. Une nation tétanisée, incapable de réagir en adultes responsables. En cela, la lauréate du Prix Nobel apporte à la République de Belarus un souffle de liberté et d’audace alors que le pays se tapit comme les ours d’aujourd’hui dans des forêts insalubres.

Une supplique s’est élevée depuis Tchernobyl. Le nom qui désigne « l’armoise, l’absinthe, l’herbe noire », dont l’amertume est apocalyptique (Proverbes 5, 4, Amos 6, 12, Apocalypse 8, 11). Le Métropolite Philarète de Minsk fut le premier exarque du Patriarcat orthodoxe de Moscou à Minsk, homme issu de l’ère soviétique, artisan acquis et ouvert au renouveau de la foi dans un contexte inter-religieux. Il a pris sa retraite en 2013. Aujourd’hui ne verrait-on pas des similitudes entre une frilosité immobiliste de l’Eglise et cette nostalgie ou ADN de l’intemporalité slave qui peine à sortir de la servitude ? Une situation assez proche du combat réaliste de Svetlana Alexievitch, fidèle et contestataire, journaliste et reporter sur de nombreux fronts, qui interroge nos consciences, prenant le relais d’Alexandre Solzhénitsyne.

Enfin…, une Belarusse dont le russe est aussi ukrainien, donc universel et humaniste : « Comment le désir de faire le bien peut-il déboucher sur le mal absolu ? » [PM].

[1]  Cette interview est parue dans la revue « Philosophie Magazine » : « Les Grands Entretiens de 2014 » réalisée par Michel Eltchaninoff, rédacteur-en-chef adjoint de la revue. Les autres citations faites à partir de cette interview sont signalées par l’abréviation [PM]. L’article est accessible dans la revue Philosophie Magazine par ce lien : « http://www.philomag.com/les-idees/entretiens/svetlana-alexievitch-jecris-lhistoire-des-ames-10439#.VhZRZzyHUso. ».

[2] Cf. Mon article sur le sens du Holodomor dans le Times of Israel Français : « Le Holodomor ukrainien : manger ou mourir«

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