Réparation joyeuse et douze jours d’introspection
La compétition fait partie de la nature humaine, tout comme la sélection, que celle-ci soit naturelle ou dynamique dans un mouvement qui échappe au vouloir humain. Cette élection évolue, par réflexe compulsif, vers des ségrégations faites de fractures sociales, économiques, culturelles.
Dans les années 1970, Paul-Emile Victor affirmait, au nord du Groënland, que la culture inuite avait autant de prestige que l’héritage d’Aristote et toute la philosophie grecque. C’est une chose de dire une évidence de cette nature, c’en est une autre de la faire accepter et d’en démontrer le bon sens.
Un jour, qu’aux Féroé, îles qui sont sous le contrôle danois, je rencontrais deux femmes, dont une Inuite dite « esquimaude », son amie la montrant du doigt, me dit en féroienne convaincue : « Hvat er tað fyri folkaslagi = est-ce vraiment çà la race humaine ? »
Dix ans plus tard, à Nazareth, une religieuse catholique écossaise, très British et « Rule Britannia », au demeurant vraiment exceptionnelle par le dévouement qu’elle témoignait, me désigna un groupe d’Arabes âgés en fauteuils et s’exclama avec conviction : « Do you think these are really human beings ? – Pensez-vous que ce soit vraiment des êtres humains?… »
Dans les deux cas, il s’agissait de « relations de proximité ». Géographiquement parlant, le métèque est toujours l’étranger ou l’alien de l’un et de l’autre, sinon le barbare.
En russe, « nemets/немец » désigne l’allemand « le sourd qui n’entend ni me comprend, un mot lié à l’idée de ‘handicapé’. L’Allemand, quant à lui, se désigne comme « Deutscher » : celui dont le langage est clair et compréhensible (deutlich, bedeuten) !
Bien avant les récents flux migratoires quasi inter-continentaux, les Barbares ont été les « barbaroi/Βαρβαροι » dont « le langage est inintelligible : ils sont ignorants, étranges et différents » – ils n’appartenaient pas à la civilisation gréco-latine de l’Empire dont les Européens sont les héritiers directs. Il y a aussi le mot sanscrit « barbara-« qui veut dire « bégayer » (cf. Fr. « balbutier » car « la parole est lourde » [curieusement, Moïse présente le même défaut… et il fut dans une situation d’altérité à lui-même, aux Egyptiens et aux Hébreux…)].
En anglais, « Welsh = gallois » est l’étranger, l’esclave inculte ». C’est tellement vrai que le slavon d’Eglise s’est approprié le mot sous la forme de « vlachu/Bлаху » : le ‘roumain’ ou l’étranger inférieur et servile.
En 1975, l’accueil des réfugiés à la fin de la guerre du Viet-Nam exprimait cette même aliénation, ouvertement, de manière que l’on pourrait désigner comme indécente ou trop humaine.
Le désarroi poussait des êtres qui s’accrochaient par grappes à des hélicoptères américains d’évacuation, n’hésitant pas à abandonner familles, amis, vieillards impotents ou bébés à la vindicte du Viet-Cong.
« J’ai une amie aux Etats-Unis qui est prête à m’aider et à m’épouser », déclarait tranquillement un haut gradé de l’armée sud-vietnamienne, fumant une longue cigarette américaine. Il avait abandonné ses troupes sous le feu nourri des communistes et livré quelques documents compromettants à l’armée. Son amie lui envoya un « affidavit of support » et il vécurent heureux dans le Far West. Au même moment, les moines bouddhistes attendaient, l’air détaché et entêté – que des boats peoples squelettiques leur donnent une portion bien tassée de leur pitance pourtant restreinte.
Cette période fut féconde pour les organisations qui vivaient grâce à ces mouvements devenus planétaires, bien qu’encore lents. A la même époque, avec le soutien d’institution américaines, Israël « rachetait » les Juifs de Roumanie ou, au compte-goutte, de l’Union Soviétique avec une escale décisive à Schönau en Autriche (déjà).
Nombreux étaient ceux qui choisissaient d’émigrer en Europe (Allemagne de l’Ouest, France, Italie) ou les pays du Commonwealth, les Etats-Unis, le Canada, l’Australie « blanche » et, pour peu de temps encore, un petit nombre en Afrique du Sud.
Dans le même temps, la Corne de l’Afrique s’enflammait entre l’Ethiopie, l’Erythrée naissante, les soulèvements intra-africains qui circulent aujourd’hui par groupes compactes dans l’Afrique australe.
En soi, les déplacements n’innovent guère et ces exemples sont banals. Nous traversons une situation d’enflure, donc de développement et de non-sens trouble. Cela crée plus de mobilités qui alternent, par une hésitation constante, entre le bonheur et le malheur, la richesse et la pauvreté, la bonté et le partage, le bien et le mal ou encore ce manichéisme para-gnostique, strict et cruel.
Ce 2 septembre 2015 est le « ‘Hai Eloul/י »ח אלול », le 18 du mois de Eloul, « jour de vie » concomittant douze jours d’introspection, de « révision intérieure » sur une année que l’Eternel nous a accordée comme un temps de jachère et 5775 s’achève pour rebondir sur une autre portion de vie.
C’est le jour anniversaire de la naissance du Baal Shem Tov (1698) et celui de la mort du Maharal de Prague, le créateur du « Golem » (Psaume 139, 16) (1609). La naissance du hassidisme : le rayonnement de la spontanéité joyeuse plus forte que les violences d’exclusion, d’altérité. Nous hésitons précisément entre joie authentique, liberté et une robotisation mécanique de l’être vivant… en oubliant trop, ces jours-ci, que « golem/גולם » est singulier, qu’il faut l’enclancher et savoir l’arrêter au bon moment. Nous sommes trop souvent des apprentis sorciers affrontant d’autres perspectives à apprivoiser.
La petite bourgade ukrainienne de Ouman est le lieu ou le Rebbe Nachman de Breslov a passé les dernières années de sa vie, entraînant une foule de Juifs animés par un élan de joie fervente.
Aujourd’hui, son humble maison – petite demeure de bois et de terre battue, est visitée par ses disciples qui viennent régulièrement du monde entier, surtout d’Israël où le mouvement connaît une vogue croissante.
Le modèle de prière des psaumes en vue d’obtenir le « Tikkun olam – תיקון עולם » (Réparation ou Guérison complète) se répand comme des petits pains israéliens en recherche de joie un peu « planante », mais bien plus profonde qu’il n’y paraît à bien des égards. « Oh ma joie, o радость моя! », s’exclamait Saint Séraphim de Sarov en mangeant du miel sauvage près de son ours de compagnie dans la forêt russe tandis que le Breslover faisait de même avec du gefilte fish (carpe farcie) et l’exultation de son âme.
Rabbi Nachman (yiddish – ר’ נחמןנוחמען) est né en Ukraine le 4 avril 1772 et il est mort le 16 octobre 1810 [א’ בניסן תקל »בי »ח בתשרי תקע »א – Nisan 1, 5532 – Tishrei 18, 5571]. Sa mère, Fayge, était la petite-fille du Baal Shem Tov, le fondateur du mouvement hassidique.
Il épousa Sashya, à l’âge de 13 ans et tous deux eurent une vie spirituelle particulièrement féconde. Plusieurs enfants moururent en bas âge : le Rebbe ne laissa pas de descendance masculine. Le Rebbe Nachman appréciait les éléments plutôt ésoteriques de la Kabbale juive.
Il ouvrait, dans des situations de grands dangers pour la communauté juive, sur l’interprétation des choses invisibles – rattachée à une forme de rêve ou de vision utopique. Ce contexte social les affectait profondément et la famille du Breslover a vécu dans le dénuement et la maladie.
Dès le jour de son mariage – donc peu de temps après sa bar-mitzvah – Rabbi Nachman mena une vie de prière intense, attirant une foule de disciples. Il décida de s’installer a Ouman, dans le but d’y annoncer la rédemption dans un shtetl/שטעטל où 20 000 Juifs avaient été sauvagement assassinés lors du massacre des Haidamaks (Bande ukrainiennes incontrôlées) en 1768.
Le 18 juin 1768, les Haidamaks décidèrent d’attaquer la ville de Ouman défendue par les Polonais et les Juifs. Ils dirent aux Polonais qu’ils les épargneraient, s’acharnant sur 8 000 Juifs dès le début de l’opération puis, ayant tué ces 20 000 Juifs, ils massacrèrent également les Polonais.
Le cimetière juif de Ouman a conservé les restes de ces victimes. Le temps passant, le Rebbe a pris une certaine distance par rapport à l’ascèse stricte. Il s’est progressivement tourné vers le bonheur si typique de la pensée hassidique, intuition qui mit l’accent sur une véritable « Joie hébraïque » faite de bonté et d’espérance. Il insista sur la possibilite de conduire les hommes à la repentance sans pour autant reconnaître au tzaddik la faculté de servir d’intermédiaire. Cette dimension novatrice lui est très particulière rajoutant encore à l’hostilité des Juifs éclairés.
La notion de pardon et de pénitence acquise le moyen de la prière personnelle à Dieu constitue un élement fondamental du hassidisme tel qu’il fut incarné par Rebbe Nachman. La prière constitue un élément existentiel de la vie du Juif : il dialogue avec le Divin dans un contexte de solitude habité par le sens du divin.
Le Rebbe Nahman a eu des visions d’une grande profondeur spirituelle entremêlées de considérations ésotériques qui invitent à la prudence. Il est donc paradoxal de trouver de grandes similarités avec les convictions souvent « superstitieuses » de l’orthodoxie chrétienne en milieu slave. La foi profonde tisse des liens intriqués, dans le judaïsme ukrainien comme dans celui issu des pays arabes.
Le Breslover Rebbe a lancé une série de rencontres spirituels qui sont en phase avec le coeur de la tradition juive. Il s’était rendu en Eretz Yisrael, avait visité Safed et les tombeaux des Tzadikkim. Il en a gardé une vénération et un respect inconditionnels pour le « Shulchan Aruch – Table Dressée » le traité des Lois en usage dans le monde juif, fixé par R. Luria Caro.
Dans le cas du judaïsme – comme le christianisme d’ailleurs – le non-respect de la Loi conduit à la transgression de ce est en principe interdit. Mais il y a plus : il est spirituellement paradoxal que les gens haïssent d’autant plus qu’ils ignorent ou pensent pouvoir impunément enfreindre la loi liée au respect envers autrui.
C’est en ceci que l’installation du Rebbe de Breslov à Ouman, lieu du martyre de 20 000 Juifs assassinés, dans un contexte de haine confusionnelle exacerbée, prend une dimension eschatologique, mettant l’accent sur le rachat joyeux et le pardon ouvrant sur la durée.
Son testament donne un exemple connu mais saisissant de cette disposition spirituelle. Il dicta en yiddish à ses deux disciples les plus proches cette « vision consolatrice » : tout homme qui viendra déposer une piécette sur sa tombe et récitera avec ferveur les psaumes du Tikkun Olam (Réparation [curative] universelle) sera pardonné par l’Eternel et aura part a la rédemption (cf. Avot 1, 1).
Cela rappelle curieusement certaines guérisons effectuées par Jésus de Nazareth et c’est bien cette même co-existence de l’Esprit qui était et reste présente à Ouman.
En Israël, la société ukrainienne souffre d’un manque absolu d’organisation. Il s’agit d’une présence significative, mal repérée car assimilée à tort au flou de la présence dite « russe » et qui est essentiellement « post-soviétique ».
En Israël, les ukrainiens sont venus d’Ukraine, de Belarus, de Crimée, mais aussi des ex-républiques d’Asie centrale – Kazakhstan ou l’Ouzbekistan – de la Sibérie orientale (Magadan) ou ils avaient été déportés et, de ce fait, sauvé des Nazis par Staline.
Un nombre important de citoyens israéliens ont conservé des liens familiaux avec l’Ukraine, la langue, la culture. Beaucoup, juifs ou chrétiens ukrainiens, ont aussi connu le temps de la grande famine « Holodomor – голодомор » qui provoqua la mort d’un très grand nombre d’ukrainiens ou assimilés et vivant en tant que diverses nationalités dans le pays donc l’amorce du génocide décrit par Raphaël Lemkin, témoin oculaire de ces massacres dans les années 1930.
Pour l’heure, la situation multi-confessionnelle évolue vers des formes graves d’estrangement, d’aliénation quasi mentale qui scindent la population, avec des communautés chrétiennes qui s’anathémisent tandis que les groupes juifs risquent l’auto-ghettoïsation ou l’exil par le rapatriement en Israël. L’Islam reste cohérent bien que soumis à l’exil intérieur pour les Tatars de Crimée.
Le Métropolite André Sheptytsky vient d’être béatifié. Il fut à la tête de l’Eglise gréco-catholique de L’viv et mourut le 1er novembre 1944 (mercredi 1.11/19.10/1944 – 16 decheshvan 5705). Homme totalement hors normes comme l’ont souligné de nombreuses personnes (dont le Prof. Gutman, ancien responsable a Yad VaShem), il dirigea, pendant toute la deuxième guerre mondiale, un synode permanent des prêtres ukrainiens. En 1942 (le 8.12.1941, publié dix ans plus tard dans « Lohos » – Yorkton, Canada), il écrivit un décret intitulé : « Yak budovati Ridnu Khatu? – як будовати Рiдну Хату – Comment édifier la Maison nationale? ».
Le métropolite Sheptytsky aimait son peuple qu’il avait rejoint en quittant l’intégration polonaise de sa famille pour retrouver ses racines ancestrales. Mais cet amour était universel, bien au-delà de la réalité ukrainienne en tant que nation.
Il fut le seul prélat a adresser un télex à Himmler pour protester contre la déportation et l’extermination des Juifs. Par trois fois, la censure allemande confisqua le texte et empêcha sa distribution. En fait, par trois fois, il fut possible de republier en partie ce document. « Pour atteindre notre idéal national, nous avons besoin d’unité (…). Il nous faut, autant que possible mettre fin à nos luttes et écarter tout ce qui nous sépare, tendre de toutes nos forces vers le maximum d’unité qui est possible. Entre les luttes qui divisent les ukrainiens nos dissentiments religieux n’occupent pas la dernière place. A coup sur, l’unité religieuse serait un puissant stimulant pour atteindre l’unité nationale » (Lettre aux évêques ukrainiens du 30.12.41).
Le Métropolite André a été au bout de ce qui est humainement possible : dénoncé par beaucoup, ses idées furent falsifiées dans des buts nationalistes futiles. C’est ici que l’on peut se risquer à une comparaison avec l’intercession en vue d’une « réparation » proposée par Rebbe Nachman de Breslov.
La fracture spirituelle et sociale à laquelle nous assistons en Ukraine procède d’une brisure comparable à l’éclatement d’une situation acquise entre le 18ème et le 20ème siècle pour créer un espace d’hégémonie fictive. La Rous’ chrétienne, née à Kiev, est-elle toujours liée par primauté à la capitale de l’Ukraine, donc aux les chrétientés occidentales. Ou bien a-t-elle été supplantée par la Rous’ de Moscou, tardive et postérieure au Grand Schisme entre l’Orient et l’Occident en 1054?
La parole de Taras Boulba (roman de N.V. Gogol) : « Je t’ai engendré, je te tuerai – Я тебя породил – я тебя и убю » s’incarne aujourd’hui dans des irrationalités psycho-rigides, activées a volo dans des régions de grandes tribalités diachroniques, étrangères à la notion du Droit personnel et facilement influençables, donc manipulées à partir de cultures politiques étrangères.
Les amputations territoriales des uns deviennent une souffrance pour tous alors que l’histoire apporte un regard très contrasté sur un pays en phase de libanisation, similaire à l’éclatement du Proche-orient actuel (Irak, Syrie, Liban, Kurdistan, Palestine, territoires de l’Arabie plurielle). On tente de clore les années de la fin de la première guerre mondiale : l’indépendance incertaine de l’Ukraine, jamais auto-gouvernée au cours des siècles, traversée par des hordes sauvages de même nature, assez semblables à l’Etat islamique.
Nous assistons dès lors à des mouvements proches de ceux qui se produisent au Proche-Orient, faits de morcellements graves, territoriaux, tribaux, psychologiques. Dans ce contexte, les dérives de culpabilité omni-directionnelle remontent à la révolution bolchévique, au meurtre en masse planifié par la famine, à la grandeur et la chute de l’empire soviétique, le retour du religieux dans des régions traditionnellement soumises à la superstition viscérale de peuples christianisés, judaïsés (Khazars et Juifs ashkénazes d’Europe), islamisés de toutes parts. Le départ des Juifs pour Israël ou d’autres pays du monde accentue ce « vide » qu’aucune re-prioritisation étatique n’est en mesure de corriger pour le moment.
En Ukraine, on peut se demander pourquoi une présence ininterrompue depuis la plus haute Antiquité héllénistique et caucasienne (Arméniens) a fait le choix de la haine de l’autre contredisant l’amour miséricordieux affirmé par les trois branches de la foi monothéiste.
Voici deux jours, en Israël, le Comité Breslov prenait position sur le lieu où il convient de fêter Rosh HaShanah 5776 (13-14 septembre prochains).
Traditionnellement, les hassidim de Breslov se rendent par grappes compactes à Ouman, en raison des paroles exceptionnelles que Rabbi Nachman a eu sur le pardon divin. La venue annuelle de groupes Breslov pour Rosh-HaShanah, soulèvent aujourd’hui des conflits entre Juifs hassiques à cause d’attitudes qui devraient être plus mesurées vis-à-vis d’une population ukrainienne actuellement perturbée.
Ceci est d’autant plus regrettable que l’esprit particulier qui a su dépasser les effroyables blessures d’une histoire faite d’exclusions semble s’évaporer, ou peut-être être mis sous le boisseau. Une réalité partagée par toutes les communautés.
Le Rav Berland vient d’appeler à célébrer le Nouvel An juif en Terre d’Israël, comme cela se doit selon l’espérance qui a traversé les siècles.
Ces jours de création marquent profondément cet enracinement dans la reconnaissance de chaque être vivant, de toute créature créé à l’image et à la ressemblance de l’Eternel, sans dissemblance et la capacité accordée par la Providence divine de prolonger nos jours sur cette Terre et au sein de l’univers comme un déploiement fécond.