Cry, ô my beloved country !
par av Aleksandr, prêtre orthodoxe (Israël)
07.06.10
Il y a toujours un moment-clé en Terre de Canaan d’où je vous courriélise sous forme de chroniques payantes spontanées, dont ce petit billet d’abonné à ce très cher et prestigieux quotidien « Le Monde.fr ». Ce moment, c’est lorsque tout ne va plus ou semble au bord du naufrage. C’est particulièrement le cas ces derniers temps où nous sommes dans des lignes de flottaison troubles ou perçues comme telles. Off shore ou au grand large, il y a un point où un juif, une juive, de préférence non israélien, en viennent à annoncer de manière pathétique la déportation prochaine, voire l’émigration forcée de tous les Israéliens vers des terres plus sûres… l’Europe par exemple.
A ce moment-là, nous nous rappelons avec les camarades qui prenons le thé après les offices le samedi matin, que notre chère « Tyotia Yeva – Tante Eva », une beauté de nos familles vers les années 1889 à Nikolaïev, non loin d’Odessa, avant déjà échappé à de multiples assauts: certains louaient sa grâce féminine, d’autres voulaient tout simplement la tuer pour le fait d’être juive. Tante Eve mourut le plus naturellement du monde, assassinée dans la banlieue de Cherson pendant la guerre civile ukrainienne alors qu’elle essayait de sauver, avec son cousin médecin les malades atteints du typhus, dont ma mère faisait partie… Le cousin fut tué sous les communistes, les autres, soit 400 personnes de ma famille, tant en Europe qu’en ex-Urss (majoritairement l’Ukraine) furent dénoncés, spoliés, déportés vers la Sibérie, comptés pour disparus et aussi assassinés et déportés par les Nazis.
Lorsque le président iranien se lance dans une diatribe prônant la déportation massive des israéliens en Terre d’Europe, on peut évoquer un gentil délire intentionnel ou récréatif. Les israéliens ou les juifs qui ont choisi Israël ne sont pas dans la même situation historique. Il faut vraiment avoir une bonne dose de cécité ou de non-compréhension de la destinée juive pour s’imaginer que les nations du monde pourront agir à leurs idées envers les juifs, comme elles purent le faire ou se crurent autorisées à le faire pendant des siècles.
Il y a une authentique versatilité à accepter ou récuser de ce lopin de terre qui porte nom de Terre d’Israël. Il s’agit d’une part d’une sorte de virus qui s’accroche de manière tenace au pèlerin lors de son premier voyage. Les périples peuvent ainsi se succéder. Les juifs peuvent aussi s’interroger en forme de malaise, de savoir, d’interrogation, de suspicion sur soi-même, son identité, son égo, ses alter ego, son pédigrée historique diachronique ou synchronique… et soit resté en diaspora, soit « monter pour revenir à la Terre » soit revenir et repartir, pour un temps, quelque temps, toujours; et signifier parfois dans son testament qu’il désire reposer non loin de Machpelah d’Abraham. a moins que ce soit par une sorte de théâtralisation de la future venue du messie qui sonnera le grand shofar (trompette) de la rédemption en haut du mont des Oliviers; dans ce cas, il vaut mieux réserver sa place en prime time.
Il ne faut surtout pas s’inquiéter de quoi que ce soit. Au cours de mes presque quinze ans de ministère ecclésiastique dans la société israélienne, j’ai appris, au travers l’expérience quotidienne la valeur du temps « intemporel ». C’est la vraie nature de l’existentiel hébreu et sémitique. On a le temps. Ceux qui n’ont pas le temps, ce sont précisément tous ces Diafoirus de la médication internationale. Ici, le temps parle. Chez vous, le temps file. On aura beau tout filmer, stocker, archiver, ce temps est historique; ici le temps est métahistorique car il s’intéresse à un futur que nul ne saurait prévoir.
Je le dis souvent aux juifs pieux de ne pas éradiquer la mémoire de la « foi du Christ » (Hans Urs von Balthasar) de cette Terre. Il y a trop de pierres, trop de sites. Tout parle de ce que l’histoire juive a perçu comme une menace ratée de l’intérieur pour supprimer toute trace de non-accomplissement. Quand bien même le Patriarche Sophronios de Jérusalem n’eût-il pu convaincre Omar Ibn al Khatab de donner le décret autorisant chrétiens et juifs à librement célébrer leur foi et ne pas détruire le Tombeau du Christ, il y aurait toujours eu un signe, fût-il infime, pour authentifier une réalité qui a happé l’humanité, à un moment de son devenir, vers une dimension transcendante que nous n’avons pas fini d’essayer de comprendre.
Après la Liturgie, nous allons manger joyeusement assis en face de la seule pierre de Jérusalem qui atteste de l’existence de « Pontius Pilatus ». On peut s’interroger. La pierre est rédigée en latin; elle ne mentionne pas son nom, mais sa soldatesque et le lieu de son service. C’est typique. Ah, franchement, que ferait Ponce Pilate aujourd’hui, alors que sa pierre sert à exhiber les pots de cactus locaux, supporter les cappuccinos ou encore les plats de frites du restaurant.
Comment ne pas tout relativiser en regardant ce petit coin de pierre dure de Jérusalem, avec un hôtel bon marché à balcon intérieur. Ici, Ivan Bounine, seul écrivain russe à avoir résidé à Jérusalem et écrit en Terre Sainte, composa ses « bloudnye rasskazy = ses écrits adultères » et trop coquins avant de recevoir le Prix Nobel et d’être enterré en France à Sainte Geneviève-des-Bois. Entre celui que s’est lavé les mains par peur des visions de sa femme et d’une possible vengeance messianique et l’écrivain pas très orthodoxe qui festoyait la chair au lieu même où le Verbe fut charnel et porteur de Bonne Nouvelle, l’être humain ne s’étonnera pas que le tenancier du bar soit l’Eglise…
Or nous avons beaucoup de touristes et pèlerins de toutes origines en ce moment. Comme nous sortions de l’office, deux jeunes femmes avec sacs-à-dos et caméras à zooms panoramiques nous regardent comme si nous étions les Bush people de la Ville Sainte. Un bref moment de timidité où tous les yeux se tournent vers nos chats affamés qui rappellent l’heure de midi… Ces demoiselles comprennent l’anglais. Mais surtout elles parlent entre elles afrikaans, la langue néerlandaise d’Afrique du Sud. « Teleurgesteld! = quelle surprise comme on dit tout le temps en hébreu (eyzeh haftaah) ». L’afrikaans est avec le yiddish la langue que je parle le plus souvent dans la Vieille Ville! D’une minorité l’autre…
L’afrikaans est curieusement très bien parlé par les nombreux juifs originaires de l’Afrique australe, ce qui est un paradoxe historique. Les afrikaners sont plutôt antisémites mais pour affirmer l’identité sud-africaine, il est semble souvent préférable de parler ce dialecte fortement créolisé !
L’Afrique du Sud est partout présente ici, à quelques jours de l’envolée des ballons ronds pour la Coupe du monde de toutes les pacifications. Localement, nous avons bien nos débats plutôt externes sur « apartheid dans le contexte post-herzlien ». Au fond, à la veille des premiers coups de sifflets, qui sait que les anglais avaient fait les premiers camps de concentration pendant la guerre des Boers ? Que les afrikaners huguenots rejoints par des rescapés ou réfugiés français protestants, animés par un zèle farouche de conquête messianique du pays firent du Grote Trek (long Parcours) vers le Transvaal une aventure spirituelle existentielle qui continue de s’inscrire dans la réalité sud-africaine.
Une aventure qui trouve son point initial dans une vraie dimension universelle telle qu’elle fut lue cette semaine dans l’envoi des explorateurs en Terre de Canaan par Moïse. Frileux, peureux, trouillards, les « espions »! Josué dira que le pays était beau… Mais il y a du travail et des habitants.
On entre alors dans ce débat ardu, quasi tissé de dublicité, de peu de clarté: les conquêtes territoriales ont jalonné toute l’histoire. Elles se poursuivent. Abraham acheta au prix fort le tombeau de sa femme à Machpelah. Chaque dounam, comme chaque mètre carré de tout territoire national ou perçu comme tel dans le monde dépasse le sens commun. L’Alsace Lorraine? On parlait flamand à Arras, terre de Flandres voici quelques siècles; Saint Pierre et Miquelon, France basque des Amériques…
Il paraît que nous fêtons les 20 années de la libération de Nelson Mandela. Il ne faudrait pas oublier le courage de Frederick de Klerk et de Mgr Desmond Tutu. A ce jour, l’Afrique du Sud est un formidable laboratoire des défis de toute vie inter- ethnique et culturelle. Qui y rappelle, alors que l’on va compter les pénalités et les buts, que le temps de la Truth and Réconciliation (Vérité et Réconciliation) nationale y fut un moment unique et quasi obligé pour un semblant de pacification d’une république faite d’exclusions et d’interdits.
Il est frappant de voir combien les Sud-Africains aiment à regarder leur pays tout en faisant tout pour le moins parler des atrocités qui y ont cours. D’un côté un dynamisme indéniable. De l’autre, les sites afrikaners (« Die Nuwe Suid Afrika ») présent en solo les meurtres massifs dont les blancs sont victimes, leur paupérisation outrancière pour une nation taillée par des idéologies marginales, trop puritaines et sans vraies terres d’origine.
Qui est-ce Pontius Pilatus dans un township/pondok de Johannesbourg ou une ville prospère comme Le Cap ? Entre les diamantaires du Sud et ceux de Tel Aviv ou d’Anvers, d’anciens nazis, des allemands réfugiés sur cette terre de contraste et qui se trouveraient volontiers des pédigrées slaves du côté de Jérusalem, il y a ce bain d’humanité. Il verse trop souvent dans le sang. Il s’écoule avec ce rêve prophétique d’une vie autre et plus pure et s’enlise dans le meurtre constant d’Abel.
On cache le meurtre des blancs d’Afrique du Sud par cette même culpabilité séculaire qui a poussé le « trekker » vers une pureté trop oppressive, singulière, altière, faite de superbe, de domination. Est-ce cela qui nous condamne ou bien n’y a-t-il pas beaucoup plus puissant que cela : le possible dialogue qui jaillit comme par intemporalité.
Av Aleksandr (Winogradsky Frenkel)
7 juin/24 mai 2010 – 25 siwan 5770 – 23 jumaada al-arikhi 1431.