65 ans sont comme mille ans, le jour d’hier

 

La pluie est revenue sur Israël, une chaleur relative et bientôt le retour des intempéries, proches de tornades habituelles en cette saison de janvier où il “fait hiver”. D’ici quelques jours, le pays fêtera le Nouvel An des Arbres au jour de T”U bishvat, 15 du mois de shvat = 30 janvier 2010. Ce jour-là, le pays est invité à planter des arbres. Dans la tradition juive et sémitique, l’homme est semblable à un arbre. C’est beau un petit arbre, un arbrisseau qui pousse comme ça de la terre. C’est encore bien plus émouvant quand ça sort du sable. C’est ce que je vois en visitant les communautés du Neguev (Beersheva, Arad): la route prend maintenant des allures de petit gazon anglais sur les traces du patriarche Abraham.

 

L’écologie est une matière fondamentale chez nous car il faut bien que la “maison = eikos” qu’est la Terre d’Israël soit belle, avec des paysages harmonieux qui s’unissent en un pays apparemment nouveau.

Nous marquons le 65ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz par les troupes soviétiques. C’est la première année où l’on commence à clarifier notre phraséologie. Il y a eu longtemps une confusion des termes: “Catastrophe”, “Holocauste”, “Shoah”, voire “Churban” pour désigner un évènement hallucinatoire, fantasmatique et pourtant si réel. J’ignore pourquoi j’écris en langue d’oïl moderne dans un médium sur toile comme Le Monde. J’aurais simplement dû mourir, le plus naturellement du monde, dans ces camps brumeux et transis d’une Europe aux confins de quelque civilisation aujourd’hui en quête de sens, de sources chrétiennes. Elles les avaient pourtant lavé de tout péché sur plus de deux millénaires.

Nous aurions dû être ces “infantes”, ces êtres sans voix et pourtant chair à fours crématoires. Il n’y avait pas de raison “raisonnable” à ce que je puisse même mener une vie sensée dans un monde titubant entre une reconstruction mondiale et un carnage impossible à expliquer. L’amour n’a pas triompher de la mort ; c’est la mort qui a vaincu l’amour le temps d’une haine qui paraît encore inassouvie.En Israël, nous sommes la Shoah. Partout, dans les milieux les plus sérieux, il se trouvera des réunions de “survivants” dits “de la deuxième, troisième génération” pour pleurer publiquement sur notre deuil éternel. Dans l’intimité et parfois ouvertement, on exprimera des “raz-le-bol” stridents et sauvagement moqueurs pour dépasser la hantise, la frayeur, la souffrance lancinante d’une mort programmée, pourtant inachevée.J’ai été éduqué par des personnes d’un autre monde, “olam she’avar/עולם שעבר = un monde qui a passé” comme le dit Isaac Bashevis Singer. Souvent, en surfant sur Facebook et les autres sites de sociabilité, je sens cette solitude d’un autre âge: mon yiddish date des années 1890, de même que l’ukrainien et aujourd’hui prêtre orthodoxe à Jérusalem, le russe comme l’allemand me rappellent à la loi du pardon qui est plus forte que toute violence. Nous sommes ainsi des milliers à travers le monde à vivre comme si l’univers d’Eliezer Ben Yehudah, de Shalom Aleichem ou même de Théodore Herzl dont on fête le 150ème anniversaire était encore visible au-delà de l’opacité de sociétés déjà post-modernes.Les survivants directs sont malmenés en Israël. Il faut avoir la franchise de le dire. Ils sont l’argument majeur de notre existence et comme tous les vrais travailleurs, ils sont les moins bien payés, comme spoliés une dernière fois. Mais sur les 220 000 survivants d’Israël, il reste indubitable que ces âmes reposeront auprès de leurs pères comme il fut dit pour les patriarches. C’est bien plus précieux que toute réparation allemande sonnante et trébuchante, ce qui est bien le mot.Le 27 janvier fut arraché par des hommes de conscience à la volonté onusienne. Le “Machin” consentit, en 2005, grâce à la ténacité de Silvan Shalom, à déclarer la date de libération du camp d’Oswiecim par l’Armée Rouge date internationale de commémoration… de ce qui fut un génocide, puis une catastrophe. L’extermination planifiée, comme dans le Rouleau d’Esther, du peuple juif pour le seul fait qu’en son judaïsme s’exprime une singularité exceptionnelle. Parlerait-on du “choix divin”? Mais qui peut, à ce jour, comprendre ce qui s’est produit ? Sinon que le temps passe et imprime oubli ou pardon selon les consciences. Non seulement le temps passe mais nul ne peut vraiment s’arroger une identité ou une non-identité pour cause d’avoir échappé, par inexplicable, à ce trépas ordonné.D’autant que la mémoire “shoah’tique” présente aussi ses symptômes d’Alzheimer. Une sorte de “dementia senilia” qui serait due à l’immaturité de civilisations bien trop jeunes et qui n’ont su intégrer les mystères de la création. Comme en contre-poids, l’Etat d’Israël déploie ce mystère d’une Parole toujours inédite.On rencontre en Israël des êtres qui expriment par nature l’évidence de l’éternité. Combien d’amis arrivés sans papiers au sortir des camps ; ils ne pouvaient certifier leur identité que grâce à un document portant la date programmée de leur assassinat. On dira tout sur ce petit pays dont les contours paraissent aujourd’hui encore incertains.C’est le pays où Dieu accomplit Sa Parole. C’est du vrai ! Il y a une force tellurique et magnétique extraordinaire qui sourd des monts de Jérusalem jusqu’aux extrémités de la terre. Qui oserait prétendre que seuls 4% des Juifs israéliens sont pratiquants? Ou bien qu’il y aurait des vogues style “restauration” ou “incou’ayables”. Il n’est pas d’autre pays où l’on est acculé de manière aussi compulsive, irrépressible à se situer par rapport à la Présence divine, du Saint Béni soit-Il. Car toute chair juive est miraculée et donc toute âme humaine.On trouve de tout : le vrai-faux juif qui a acheté son certificat de judéité dans un vague centre ex-soviétique. On encore la fille pupille de la nation qui rend grâce à Dieu d’avoir été abandonnée car, alors, ô oui!, elle serait peut-être de la même race que les prophètes et le Seigneur. Ignace de Loyola pleurait abondamment son regret de ne point être de naissance judaïque… D’autres s’enticheront à se croire plus juifs que les hébreux, tirant de vraies balles sur leur propre identité. Il y aurait comme une obsession existentielle car naître d’entrailles hébraïques conférerait un pédigrée tissé de cellules ADN branchées sur le Jardin d’Eden.Non. Nous sommes fils de Caïn. C’est là le hic. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’on se croise sans se reconnaître, que l’on se fréquente sans trop le dire. Nous sommes tous des assassins mais allez donc savoir qui l’est davantage ! Car toute cette histoire multiséculaire est sordide ou tragi-comique. Ce sont des soldats officiellement “athéistes” et fiers d’une Internationale aujourd’hui en déroute qui, par hasard dirent-ils, découvrirent environ huit mille pauvres hères désossés au milieu de baraquements en ruines.De quel droit peut-on dévoiler ce qui est caché alors que l’on fait tout pour enfoncer ses yeux dans du sable. Voir, c’est prendre conscience. Qui peut prendre conscience, en notre génération, de ce qui s’est passé dans ces terres de Pologne marquée au fer par le sang juif de la rédemption?Alors, il y a le silence. Un silence que j’ai croisé toute ma vie, comme bien d’autres survivants de toutes générations. Il y a bien la Parole de Dieu, mais nous pensons en gérer la grammaire et le lexique. Il y a ce texte, prétendument non authentique, de Yossel Ben Yossel Rakover de Ternopol, écrit en yiddish alors que le ghetto de Varsovie est en flammes et qu’il s’apprête à mourir. Il affirme une chose fondamentalement juive, vraiment digne d’un Jonas plongeant dans la mer pour sauver des marins terrorisés et s’engloutir trois jours dans le ventre du Grand Poisson (baleine). “Toi Dieu, Tu as beau me prendre ma femme, mes enfants, les miens… je vais mourir dans quelques minutes, eh bien malgré Toi, en dépit de Toi je continuerai à croire en Toi”.C’est cela que nous avons vécu au travers de ces 65 années où une puanteur morale et physique s’est répandue par le monde. Mais, il est juif et fils d’Israël celui qui croit bien au-delà de toute probabilité ou impossibilité humaine. Ce n’est pas Auschwitz qui désigne le juif… il y a eu les tziganes, les slaves, les handicapés et malades mentaux, les communistes, les gays et lesbiennes/transsexuels et autres… dont les chrétiens authentiques. Ce qui désigne le juif, c’est cette ardeur indéfectible à espérer contre toute espérance.Il y a en Israël une unité viscérale, presque palpable de ce mystère de la rédemption. Il est impossible de trop longtemps se voiler la face ou de frimer. Les voiles protègent d’un climat rugueux comme le désert. Nous sommes dans cette bascule de l’histoire sans que l’on puisse encore distinguer où le vent et les intempéries nous conduisent (cf. Luc 12,24).Voici 100 ans cette année, la Conférence des Eglises écossaises et protestantes, réunie à Edimbourg s’insurgeait contre la division des chrétiens et proposait de lancer un mouvement qui s’étendit au continent, à la Belgique. L’Eglise catholique reprit le flambeau et lança à la suite des rencontres entre anglicans et orthodoxes un mouvement “oecuménique” d’unité des branches du christianisme séparées par les brisures de l’histoire.  Ces fractures sont réelles, sensible, durables. Mais certains font le pari de s’apprivoiser lentement entre chrétiens séparés.Voici quelques jours, l’Eglise orthodoxe serbe élisait le patriarche Irinej à la tête de son patriarcat. Une église elle-même meurtrie dans un pays éclaté aux frontières de toutes les cultures. Il fut l’évêque de Nis, le lieu où, en 313, Constantin conclut la reconnaissance officielle du christianisme et mit fin à “l’ère païenne”. C’était il y a presque 1700 ans.Nous ne sommes qu’à l’aube de la foi.28/15 janvier 2010 – 13 shvat 5770 – 13 safar 1431

Formidable citation de Yossel Ben Yossel Rakover!…Job n’aurait pas mieux dit! La Shoah pose un véritable casse-tête de théodicée, Dieu a-t-il permis? Si oui pourquoi? A mon sens, la moins mauvaise piste est celle de la kabbale lourianique : Dieu s’est retiré, contracté en Lui-même pour que le monde soit (le fameux Tzimzum), laissant ainsi le champ libre à ses créatures tant humaines qu’angéliques. Le triomphe démonique du mal est en puissance contenu dans cet “espace” ouvert par le Créateur.

Le Mosellan

Très beau texte sur “cette ardeur indéfectible à espérer contre toute espérance”,émouvant aussi. Après l’avoir lu on reste saisi par tant de beauté. Merci pour ce rare moment passé en votre compagnie.

Liliane H.

Il est rare de lire des propos comme les vôtres. Je ne crois pas avoir lu ou vu une approche si simple et puissante pour lier Auschwitz, l’holocauste et l’unité chrétienne! Ce qui me frappe, c’est votre capacité à ne pas juger, malgré tout. Un très grand merci, Av Aleksandr.

Louise Gaggini

“Espérer contre toute espérance” Des mots qui pour moi désignent tous ceux capables de vivre ainsi, beaucoup sans doute…alors ce “beaucoup” est-il juif pour autant ? Vaste débat… Personnellement j’écris dans tous mes tableaux “tout est toujours à inventer, à rêver, à imaginer…” mais c’est à peu près la même chose. J’aime vraiment cette façon que vous avez de commencer vos chroniques en nous parlant du temps qu’il fait sur Jérusalem et sur Israël…

Léon-Marc Levy

Av, vous êtes parmi les rares capables de dire quelque chose sur l’indicible. Cette chronique est d’une richesse, d’une délicatesse, remarquables. A vous donner le vertige, intellectuellement, presqu’à chaque paragraphe tant les questions fusent au détour de vos phrases. Merci AvA pour ce moment de douleur et de sagesse.

 

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NADIA BABIKA

Merci pour cette chronique vertigineuse, que je devrais relire plusieurs fois, pour en mesurer la profondeur. Et m’affronter à toutes les questions qu’elle soulève. En particulier celle sur l’espérance, dont je ne suis pas sûre de partager votre regard. L’espérance peut être aussi un continent noir où l’on se perd, où on se consume pour rien, mais je suis bouleversée par votre citation de de Yossel Ben Yossel Rakover. D.ieu mérite t-il que l’on ne cesse pas de croire en Lui, après la Shoah?

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